après moi le déluge. (angelo)

Après moi le déluge,
Après moi la pluie,
Sauve qui peut la vie.
ANGELO + NOOR

C'est une journée pluvieuse et imprévue, comme seuls les derniers moments du printemps savent en faire. Les nuages enserrés au-dessus du Lac de Garde forment une masse grise, compacte, emmenant avec eux des gouttes fines et légères, à la douceur surprenante.
C'est une de ces journées où le ciel ne se dégage qu'à la tombée du jour, accordant à tous les habitants une belle soirée, à la fraîcheur du crépuscule.
C'est une nouvelle journée à Malcesine pour Noor, qui sans soleil, n'a guère à faire.
De manière générale, d'ailleurs, ses jours sont longs dans le petit village ; elle s'y occupe tant bien que mal, traînant son ennui de plage en plage vêtue d'une robe à fines bretelles. Mais lorsque la pluie tombe, elle emmène avec elle tous les plans de l'américaine, condamnée à regarder les gouttes de derrière la fenêtre de sa chambre, son refuge. Ce jour-là, elle se lève tard. Elle repousse l'échéance, la terrible échéance que lui inflige le monde extérieur. Noor, ce jour-là, serait bien restée dans son lit jusqu'à ce que la nuit vienne, pour ne pas avoir à affronter la réalité, sa réalité.

Et puis c'est le sursaut, soudain sur ses deux pieds. Elle a une idée, Noor, de comment occuper cette journée pluvieuse : elle va rendre visite à Angelo. Ca la prend d'un coup, piquée de curiosité. Elle est piquée surtout par l'envie d'échanger plus de deux mots dans un anglais médiocre avec le barman de l'hôtel autour d'un Daiquiri raté, à une heure bien trop précoce de la journée ; elle se dit que cette ville va finir par la rendre alcoolique.
Sur cette pensée, elle enfile un jean et un pull léger, passe rapidement dans la salle de bain, enfile des baskets, imagine la réaction de ses amies new-yorkaises si elles la voyaient aussi mal fagotée. Mais cette ville et ses pavés désormais humides ont raison de toute élégance, et c'est ainsi que Noor profite d'une interruption de la pluie pour se diriger vers l'atelier d'Angelo, sur les hauteurs. Elle ne connaît que mal cette partie du village, mais retrouve sans trop de difficulté la maison de l'artisan : elle y passe suffisamment souvent pour garder en mémoire le trajet nécessaire. Noor s'avance, toque à la porte. Le visage barbu d'Angelo apparaît dans l’entrebâillement de la porte, et elle lui adresse un sourire innocent, semblant ne pas imaginer une seule seconde qu'elle pourrait le déranger.

« Bonjour Angelo ! » Elle ne s'excuse pas de son irruption, à croire que le monde tourne autour d'elle. On pourrait croire parfois que pour Noor, les gens, les choses, n'apparaissent que quand elle en besoin. Le reste du temps, ce ne sont que des poupées, des marionnettes, bien rangées dans leur placard, s'animant selon ses bons désirs.
« Je me suis dit que j'allais venir voir comment les choses avancent. » Elle affirme, faisant référence à la sculpture qu'elle a commandé à Angelo il y a peu de temps. « C'est pour faire un souvenir », avait-elle expliqué, malgré les protestations de Carl (il faut dire que transporter une sculpture jusqu'à New-York ne semblait pas la meilleure idée qu'il soit).
Si le projet a été lancé d'une manière impulsive, la réalité est devenue toute autre : cette création est le prétexte idéal pour entretenir un semblant de vie sociale à Malcesine. Et s'il n'est pas le plus bavard des interlocuteurs, Angelo n'en est pas moins une oreille attentive, peut-être même la meilleure dans les parages.

https://www.youtube.com/watch?v=Cw34dleb-Zw

après moi le déluge — la pensée lentement s'efface, et avec elle s'accompagne la pluie qui à ses oreilles résonne en mélodie paisible. l'inspiration est profonde, le coeur palpite tout juste - il se fait discret. et angelo, le regard un peu perdu sur ses croquis éparpillés, les outils dans une main déjà sales du travail acharné, se retourne vers son oeuvre inachevée. lèvre inférieure pincée, la pierre prend à peine forme sous ses coups - travail laborieux, commande généreuse et à la fois singulière, la demandeuse n'ayant soufflée aucune idée, le laissant faire ce qu'il souhaitait. alors l'imaginaire s'est fait caresser d'une lueur délicate, presque insoupçonnée - et cette pièce loin d'être gigantesque, fait ode à la ville. à mi-chemin entre un contemporain surprenant et un classicisme ennuyeux, c'est une succession de fleurs inventées qu'il propose en silence. de celles qui ne seront jamais croisées dans une serre, de celles qui n'auront pas leur place dans un jardin de botanique. croisées avec des astres, elles semblent tombées d'un torrent d'étoiles mortes en plein été. l'anxiété sans doute vient-elle gentiment chatouiller ses sens une fois qu'il prend un peu de recul - jusqu'à l'envoyer dans les bosquets pour mieux se concentrer. angelo qui dans le moindre détail trouve un trait à rajouter. angelo, qui insatisfait cherche à ce que cet art soit imité par la vie - le sourire s'éparpille sur son visage, sans doute naïf d'un tel songe de marmot. fond de la gorge raclée, seul le bruit extérieur dérange sa paix - jusqu'aux claquements de chaussures trempées, d'une voix ni criante, ni pleurante, presque trop douce et chaleureux pour être sortie affronter le déluge. pourtant loin de s'arrêter dans son mouvement, la spatule termine son chemin pour forcer dans la matière - faire naître à travers elle un souffle quelconque, tel un golem dans lequel il mettrait un bout de papier.

elle veut savoir, connaître l'arrière de la scène. il laisse glisser un rire de politesse, presque sec, se retourne - et du coin de l'oeil la regarde. noor aux cheveux dorés qui captent la lumière aussi bien qu'un bout d'argent le ferait. noor qui dans ses sourires laisse entrevoir une tristesse, un spleen d'âme larguée en pleine mer - et qui de plein fouet se prend la tempête de malcesine.
- plutôt bien.
ses mains se frottent entre elles pour faire disparaître la poussière - il la regarde, une mèche de cheveux tombe sur sa figure. angelo qui ne paie pas de mine avec sa queue-de-cheval mal faite, son pantalon terreux et ses manches remontées, son allure de revenant qu'aurait traversé vents et marées pour des causes perdues.
- j'imagine que tu dois t'ennuyer aussi. beaucoup peut-être même. malice qui fait grésiller les lueurs dans son regard, ses sourcils se haussent, appuient sa bêtise. faire tout ce ch'min alors qu'il flotte... t'es bien courageuse. ou simplement en quête de plénitude - celle perdue derrière les barrières des langues nouées.

Elle l'observe, pose sur lui un regard curieux, détaillant les plus infimes parties de son accoutrement. Ses cheveux mêlés négligemment attachés, des mèches qui s'évadent et glissent le long de son cou, la terre et la poussière qui
viennent salir son pantalon. Il offre un curieux spectacle à celle qui, pourtant, n'est guère habituée à s'attarder sur les autres, bien trop occupée à se consacrer à sa propre apparence. Des gens comme Angelo, elle n'en a jamais vus. Noor, elle connaît les prolos des banlieues sales du New-Jersey, le white trash commun, elle connaît l'élite en robe du soir, mais ce qu'elle voit là, jamais elle n'y a encore été confrontée. Mais pour lui, ça a l'air tout naturel. Angelo est de ces gens qui semblent flotter un peu, au-dessus du reste de l'humanité, au-dessus de la vie elle-même, se laissant porter par des choses cent fois plus importantes que celles du quotidien, qui sont faites pour les autres, les communs, les mortels.

Elle entre sur ses pas, éléphant dans un magasin de porcelaine, élément perturbateur dans la douceur de son après-midi. La sculpture avance plutôt bien, il annonce, et Noor telle une enfant ne peut que faire montre d'impatience. « Oh, excellente nouvelle ! Je pourrais voir ça ? » elle lance, enthousiasmée.
Noor détaille l'intérieur de la pièce principale, qui est aussi brute, brute au sens noble du terme, que son occupant. Elle dessine de son allure un contraste d'autant plus saisissant que l'endroit est modeste, naturel et pur.

« J'imagine que tu dois t'ennuyer aussi. beaucoup peut-être même. Faire tout ce ch'min alors qu'il flotte... t'es bien courageuse. » Noor sourit, se dit qu'il n'aurait pas pu avoir plus raison, et qu'elle aussi s'était trouvée bien courageuse de parcourir tout le trajet séparant l'hôtel de la demeure de l'artisan. Mais pour tromper l'ennui, elle était prête à tout.
« Non ça va, j'arrive à m'occuper ! » Noor marque une pause, comme pour considérer l'étendue de son mensonge. Si elle n'a jamais travaillé à proprement parler, Noor n'en reste pas moins légèrement hyperactive, et sa récente oisiveté imposée par le séjour à Malcesine ne lui réussit guère. « Malheureusement, Carl n'a pas pu se libérer aujourd'hui, mais il sera là plus tard dans la semaine. On va aller faire un tour à Vérone, profiter un peu de la ville. » elle déclare, comme si elle-même y croyait encore.
A Angelo, elle adresse un sourire convaincu, comme pour dire : tout va bien, ne t'en fais pas pour moi. « Et toi, grande journée de travail prévue ? »

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après moi le déluge — il jurerait et mettrait sa main à couper, que sous les paupières de noor se dessinent des peines gigantesques aux allures de titans. alors noor, toujours debout continuer de marcher, d'avancer, non sans se donner un espoir de trouver quelconque main tendue au bout du chemin - sans doute s'est-elle trompée sur par où passer, sur comment s'y retrouver. noor qui fait silhouette sombre sur le paysage aux couleurs éclatantes. noor qui cherche sa place sans y arriver - alors son refuge prend la forme de l'atelier, dans lequel les discussions parfois vaines ou à demi-silencieuses se glissent. pourtant la tendresse se joue de lui, une accroche pour sa mine déconfite, perdue, parfois gênée tout en étant confiante - elle traduit un panel impressionnant d'émotions contradictoires. noor aurait eu sa place sur les planches, sous les projecteurs à réciter des classiques dramatiques - pas ici, à prendre la poussière en attendant un mari trop occupé pour prendre attention aux fissures sur ses joues de poupée.
- tu l'as devant toi. son menton fait un geste dans l'air pour lui signifier la sculpture qui n'a encore qu'une forme approximative, mais qui petit à petit laisse apercevoir des images qui pourront peut-être lui parler. ses épaules se haussent alors qu'il fait craquer son dos - trop souvent courbé.
- ton carl prend jamais d'congés ? sans doute que ça peut faire mal à sa manière, sans doute que ça peut tomber comme viendrait s'éclater une pierre - sans doute que c'est ce qu'il cherche, angelo, à provoquer chez elle un séisme qui la sortirait de son éternel sourire au marqueur. pas tant qu'ça. j'devrais être ici jusqu'à - c'que je décide d'arrêter. j'ai réussi à prendre de l'avance y'a quelques jours donc - rien de trop urgent.
sa tête se tourne, s'attarde sur la fenêtre fermée qui accueille avec plaisir les gouttes qui s'y échouent, finissent dans son cadre pour se faire dévorer. mains sur ses hanches, inspiration profonde - il la regarde à nouveau.
- tu veux boire quelque chose peut-être ? ou juste t'assoir. avec noor ce n'est jamais totalement juste pour un bonjour, juste pour un au revoir. c'est un suivi de tableaux aux sens à deviner - c'est une sorte d'énigme, un puzzle à reformer pour finalement discerner le comédien derrière le personnage.

Noor dirige son regard vers la sculpture, précieuse et impulsive commande faite à Angelo. Pour l'instant, les formes sont indiscernables, et elle ne peut cacher sa déception. Noor, elle veut tout, tout de suite. Quand elle dit qu'elle vient voir comment les choses avancent, il faut entendre : c'est fini ?
Cette masse informe, à l'allure douteuse, n'a guère le pouvoir d'attirer son attention pour plus d'une mili-seconde. Elle reporte son regard sur Angelo, à qui elle adresse son plus large sourire. Elle lui fait confiance pour la suite, et elle sait qu'il ne comprendra pas son impatience. Alors, elle garde pour elle ses réelles impressions - comme elle a si bien appris à le faire, en près de dix ans à fréquenter les élites, et remet son masque d'épouse parfaite. « Excellent, Angelo. Je suis impatiente de voir les choses un peu plus... avancées. »

Il la questionne sur Carl, et ça brûle comme une plaie béante qu'elle ne parvient à panser. Il est partout à Malcesine, Carl. Il est dans les ruelles, dans les conversations, et même lorsqu'il n'est pas avec elle - surtout dans ces moments-là - il plane comme un fantôme. Ici, elle n'est bien souvent que Madame Cresta, son épouse, permanent et douloureux rappel que la présence de Noor en ces lieux relève de l'absolu non-sens.
Elle baisse les yeux, les laissant couler le long de sa main, venant se poser sur l'anneau étincelant autour de son doigt. A se demander pourquoi elle le porte encore, tant elle a ces derniers temps l'impression de n'avoir jamais été plus seule. Mais bien sûr, tout ça, elle le tait. Noor, elle sait que personne n'a envie d'entendre ces choses-là, et elle sait depuis bien longtemps les garder dans un coin de l'esprit,
laisser ses pensées ronger son cerveau sans pourtant jamais en sortir. « Oh, tu sais... » mais que sais-tu toi-même, Noor, de ce que fait ton mari ? « Il est très occupé avec les fouilles, difficile de s'arrêter. C'est une addiction, comme toi et la sculpture, non ? » Elle lance, désignant son ouvrage derrière lui d'un signe de la main. Noor, qui jusqu'alors aimait tant parler de soi, de son mari et de leur vie parfaite, décide aujourd'hui de reporter l'attention sur son interlocuteur ; qui la connaît bien notera ce signe évident de son malaise.

Angelo l'invite à s'installer, et elle s'empresse de s'asseoir, plus à l'aise qu'ailleurs dans la chaleur réconfortante de la modeste maison-atelier. Si elle a l'habitude de bien plus de luxe, cet endroit lui est agréable ; tout comme la compagnie rassurante de son hôte. « Je veux bien boire un verre oui, merci, si je ne te dérange pas dans ton travail. Qu'as-tu en réserve ? » Elle déclare avec un sourire mutin dessiné sur les lèvres.

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après moi le déluge — noor est toujours en demi-teinte. jamais toute noire, jamais toute blanche, préférant un gris parfois plus sombre ou plus clair - toucher l'extrême. noor ne sait pas tabler dans ces couleurs trop fortes, trop puissantes pour ses épaules trop frêles - alors elle se ménage et ménage autrui pour ne pas faire gueuler trop fort ses cordes vocales qui en crèvent d'envie. c'est pas que c'est marqué sur sa figure - c'est que ça s'entend dans les vibrations trop montées de son timbre de jouvencelle qu'attend dans sa tour. angelo l'écoute, angelo imprime, et angelo voudrait un peu la secouer, lui dire de se tirer ou bien de tenir le carl par la laisse, jusqu'à ce qu'il s'étouffe avec son collier trop serré. angelo qui aimerait être utile - un peu plus cette fois-ci. mais qui ne trouve que de coin panser les plaies de surface - celles en internes sont trop profondes pour qu'il puisse ne serait-ce qu'y jeter un oeil. alors sa tête se secoue, un rire lui échappe - plus enfantin cette fois.
- d'toute façon noor t'es là, j'vais pas bosser si tu restes dans mes pattes. il se rapproche de la sortie de l'atelier pour atterrir dans le couloir, balance une fois dans celui-ci. vin blanc, me demande pas de l'eau ça m'briserait le coeur. et ni une ni deux, c'est la bouteille qu'il sort d'un meuble, qu'il ouvre en attrapant au vol deux verres qu'il remplit - quitte à sortir la carte de la journée pluvieuse, autant y joindre les ondes douteuses. il revient, se pose dans le fond d'un fauteuil - son atelier à angelo qu'a rien d'un atelier vraiment classique, à moitié aménagé comme on l'attendrait d'un salon quelconque, mais qui pourtant ne comporte ni décoration importante, ni tapis pour dissimuler les râles sous le plancher. il lui file le sien, entame son verre et regarde le liquide miroiter.
- c'est pas vraiment une addiction. c'est un boulot, c'est tout. casseur de magie, d'idéaux qui veulent faire croire que les passions peuvent éveiller les plus beaux métiers - des foutaises qui n'ont rien à voir. lui qu'avait juste à suivre papa du bout des doigts, à lui tenir la manche pour apprendre ce que lui-même savait. mais j'ai pas à m'plaindre, ouais. c'est pas comme s'il le détestait, c'est pas comme s'il devait se lever chaque matin en se disant déjà hâtif de pouvoir rentrer s'échouer dans son pieu - il a rien à dire, rien à en faire, alors il se tait, la bouteille au sol qui demande qu'à être vidée.
- et toi alors ? t'as bien un boulot ? t'avais bien un boulot à un moment, non ? sa lèvre inférieure se pince, son sourcil droit se hausse - l'autre reste bloqué. y'a bien un moment où t'étais pas que madame cresta ? y'a bien un moment où t'étais plus qu'une figure, qu'une photo au-dessus de la cheminée - un être humain qui voulait, désirait, se battait.

​Ça remue, ses mots, son regard vif et perçant, ça remue Noor, la secoue un peu, comme s'il savait lire à travers sa figure, comme s'il savait presque mieux qu'elle le fond de son cœur. Ils se connaissent peu, tous les deux. Pourtant il sait poser les questions qui heurtent, qui font battre le cœur et rougir les joues.
Leurs yeux se croisent, Noor voudrait n'avoir jamais parlé de Carl ; mais si elle ne parle pas de lui, de quoi parlerait-elle alors, avec un homme comme Angelo ? À New-York, elle avait son propre semblant de vie, agglomérat de rencontres et d'amies, superficielles peut-être, mais amies tout de même. Ici, elle n'a rien, sinon lui, son mari, sa passion et parfois sa malédiction.

Mais plus que tout, Noor déteste sa propre faiblesse, et jamais elle ne se laisserait être prise en défaite. Alors elle sourit, fière, sentiment d'avoir la bonne réponse, celle que l'on attend d'elle.​​

« Hé bien, oui, j'ai étudié pour être journaliste, figure-toi. »Elle se garde bien d'expliquer qu'elle n'a jamais obtenu le moindre diplôme, abandon précoce à l'heure du mariage, quand rien ne semblait plus important que cet homme et la promesse d'une vie meilleure qu'il portait avec lui.

« Merci pour le vin, c'est parfait, », elle lâche finalement, se saisissant du verre avant de se délecter de quelques brèves gorgées de l'exquis breuvage. « S'il y a bien une chose que j'aime ici, c'est ça ! » et ça n'aurait pu être plus juste, car au fond (et même en surface, d'ailleurs), Malcesine, ça n'est pas pour elle. Trop petit, trop humble, trop de ruelles sinueuses et de pavés, quand ce qu'elle aime Noor, ce sont les grandes artères bondées de taxis, le clinquant, le luxueux, le brillant.
Elle tend son verre vers Angelo, dans l'optique de trinquer. Noor passe en revue les options, cherche la petite phrase la plus adéquate à leur situation, celle qui fera mouche et réintroduira la légèreté dans la pièce, chargée d'une certaine tension.

« A ton travail - pas ton addiction, j'ai compris ! - sans quoi nous ne nous serions jamais rencontrés. » Parce que malgré tout, malgré les contrariétés et les hésitations, malgré son ton trop calme et son regard trop perçant, Angelo était en train de devenir ce qu'elle avait de plus proche d'un ami ici.
« Tu as toujours voulu faire ça, toi ? » Elle l'interroge, curieuse et désireuse de changer de sujet tout à la fois.

Spoiler:

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après moi le déluge — les verres claquent entre eux en un tintement délicat - et l'imagine bien, sur les bancs de l'école à vouloir changer le monde avec des mots, tournures fracassantes ou au contraire tellement insidieuses qu'elles font encore rougir les vieilles dames outrées d'un oui ou d'un non. l'image le fait sourire encore, et le goût du vin, un peu sucré, le pousse à détendre chacun de ses muscles qui pour l'instant n'ont eu à se plaindre d'aucune douleur particulière. il se penche angelo, coudes sur ses genoux, le verre tenu du bout des doigts et la pensée qui s'égare - jeune noor était insouciante, jeune noor était peut-être naïve, jeune noor avait l'allure de ces ingénues de ville qui courent après les comédies musicales et la danse en talent pour en vivre. il la déshumanise un peu noor - parce qu'elle est plus. elle est plus et elle le montre, elle craquèle, s'étiole, s'effiloche sous la gueule béante de malcesine qui la gobe. l'avale crue - et qui pourtant résignée, a sans doute oublié l'option d'essayer au moins de s'accrocher à une dent pour rester suspendue. oh il l'aidera, oh il fera, oh il prendra sa place au moins pour qu'elle puisse continuer par ses éclats, de faire crisser les vitres de l'atelier.
- à tes impulsions étranges ma foi, d'vouloir ramener un gros caillou chez toi. un souvenir, une minuscule accroche à ce qui aura été une expérience comme une autre - désagréable ou non, amusante ou non, marquante ou non. et peut-être que dorénavant, sa place est assez conséquente pour qu'il puisse se dire qu'elle restera - par amour, par haine, par dépit de l'endroit, qu'elle toquera à sa porte les jours de pluie pour dégager de la chaleur des murs. hmm, honnêtement ? non pas vraiment. j'ai suivi c'que faisait mon père, sans trop réfléchir. pas de place à l'improvisation, seulement à la discipline et à la tête qui se baisse machinalement sous les tentatives d'une expression timide - et angelo a jamais vraiment su, adolescent, où pouvait se trouver sa place. elle avait jamais été marquée - ni inscrite dans une passion dévorante. il rêvait en revanche, accompagné de sa guitare et de quelques accords qu'il a pu apprendre grâce au vieil oncle en fin de table durant les bouffes de famille. il rêvait peut-être un peu, d'avoir un jour un niveau assez convenable pour se produire sur des scènes du monde - quatorze ans à peine à cette époque. maintenant ça le fait rire, d'un rire masqué par sa langue qu'il mordille, ses épaules se haussent - il reprend une gorgée.
- tant mieux.
y'a toujours eu que son frère pour aller contre le courant.
- t'as abandonné les études ? c'est ça la chute ?

Des impulsions étranges, il dit en parlant de la sculpture qu'elle lui a commandé, et Noor lâche un éclat d'un rire rare, cristallin, spontanéité totale. Elle a pratiqué le rire sur commande, et maîtrise une parfaite imitation ; mais ce rire-là, celui qu'elle vient d'offrir à Angelo, elle ne le contrôle pas, laissant à la nature reprendre ses droits quand elle parvient à s'abandonner à elle. Elle rit, parce qu'au fond, elle sait un peu qu'il a raison. Et pourtant elle y tient, à son morceau de pierre,
son caillou de Malcesine - plus en plus, peut-être. D'abord offrande à son mari, le temps passé en compagnie d'Angelo l'a transformé en prétexte, et il finira par certainement souvenir de leurs après-midis à siroter du vin blanc, que des moments avec son époux, ce monsieur Cresta dont on parle tant, sans jamais le voir.

« Je l'aime bien, ce gros caillou. » elle affirme assurée, alors qu'elle prend de nouvelles gorgées de ce vin qui réchauffe la gorge, les joues et le cœur tout à la fois. Dehors, la pluie continue de tomber, des litres et des litres d'eau qui se déversent du ciel sur Malcesine. Elle savoure ce moment, qui semble hors du temps, l'attrape comme on saisit un coquillage pour se remémorer une journée à la page, l'inscrit enfin dans sa mémoire. Il lui parle de son père, lui explique le choix de son activité. Elle affiche une moue boudeuse, Noor, presque déçue que son histoire ne soit pas plus fantasque. Mais Angelo n'est pas poète, ou seulement malgré lui, quand il grommelle quelques phrases qu'il est le seul à pouvoir prononcer. Ou bien, il est poète de la pierre, il la fait parler, lui donne un corps et une âme. « Y'a rien d'autre que tu aurais aimé faire ? » elle l'interroge, curieuse, intriguée par ce curieux personnage, qui jamais ne s'est posé de questions.

Ils ne sont pas si différents, se dit-elle alors qu'il ramène ses études abandonnées sur le tapis. Tous les deux ont fait des choses parce qu'il en était ainsi, sans remettre en question l'ordre établi. Lui a repris l'affaire de son père ; elle a tout quitté pour devenir femme au foyer. « ...C'est ça la chute, oui. » Elle affirme avec un sourire, comme pour le féliciter de sa lucidité. « Pour ma défense, j'avais des résultats catastrophiques! Et je voulais être disponible pour m'occuper de Carl, de la maison, des enfants que je voulais avoir... Tu en as ? » elle lui demande, tout en s'étonnant de ne pas avoir eu cet échange-là avec lui plus tôt.

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après moi le déluge — elle a l'air heureuse pour une fois noor, ou du moins débarrassée de ses pensées versatiles, de son ennui constant - si fort qu'elle en vient à affronter les forces de la nature pour un seul instant. elle a l'air heureuse pour une fois noor, et à l'intérieur, tout à l'intérieur ça lui procure satisfaction d'en être la cause - ou du moins le croit-il. il se dit peut-être qu'il est de bonne compagnie, ou au moins qu'il est capable de tenir une conversation assez longtemps pour qu'elle devienne amicale. il revit un peu, sort de sa coquille pour affronter les rayons d'un soleil d'été - ça lui brûle les premières secondes, jusqu'à ce qu'enfin il s'habitue aux paysages net de son pays. il reprend une gorgée, se confronte à des question qui jusqu'ici n'avaient pas vraiment de sens - il est vrai qu'il ne s'est jamais penché sur son avenir, sur ce qu'il aurait pu faire, il s'est contenté de suivre un peu à la facilité, tout en se donnant une éducation dure, assez pour en être arrivé là. là à savoir comment taper distinctement sur la roche pour lui offrir une meilleure dégaine, une histoire à inventer, à écrire pour les clients qui veulent faire d'elle un objet de décoration.
- ouais, livio, il a sept ans. il est chez sa mère pour le moment. mais j'te le présenterais un jour si tu veux. rencontre sans doute cocasse, avec un fils crasseux dont la terre s'étale de ses cheveux jusqu'à ses pieds. l'idée le fait sourire un peu plus alors qu'il se prend une autre gorgée de vin. ses épaules se haussent mollement, à retardement. non, j'y ai jamais vraiment pensé. j'ai jamais eu envie de quitter le coin. durant un temps j'aurais aimé sillonner les routes avec ma guitare mais... il se moque de lui-même, détendu enfin, relâche un peu ses mécanismes de défense pour prouver qu'il n'est pas qu'un tableau de nature morte. les artistes ont la vie dure. au moins c'que je fais, ça sert un minimum à quelque chose.
à payer les factures, à bien se nourrir, à donner au gamin de quoi bien se vêtir, à faire passer les heures en seconde.
- remarque... si t'avais été journaliste, tu te s'rais bien fait chier dans le coin. y'a rien à raconter.

Avec Angelo, Noor sourit, pour de vrai. Elle sent son visage se plier en une expression de bien-être, et ce même bien-être qui se répand dans tout son corps, comme un soleil de fin d'après-midi, doux et chaud à la fois. Elle se sent bien, apaisée, dans cet atelier comme coupé du monde, avec Angelo, mi-homme mi-ours, sans pincettes mais profondément véritable. Il est l'exact opposé de tous les hommes qu'elle a fréquenté dans sa vie, Noor : pas de chichis, pas de mensonges. La vérité brute à chaque instant, comme une carapace d'authenticité derrière laquelle il est bon de se cacher. Il lui parle de son fils, Noor l'imagine. un peu comme lui, un enfant de la campagne, formé à même la glaise et la pierre de cette terre d'Italie. Il lui propose de le rencontrer, elle sourit encore. « Avec grand plaisir. » Elle n'a pas d'enfant, elle, mais l'envie la taraude ; il ne manque plus que ça pour parfaire le portrait de la famille idéale (ça, et le golden retriever). Mais Carl n'est pas là, pas même pour qu'elle lui en parle, alors pour l'instant, l'idée flotte dans l'air, autour d'elle, silencieuse et discrète présence qui la saisit aux entrailles lorsqu'on lui en parle. Un éclair triste dans les yeux, mais on passe à autre chose, et c'est tant mieux. Angelo lui raconte ses ambitions de jeunesse - Noor Cresta n'a pas le privilège des rêves brisés, la vraie vie nous rattrape tous, toujours. « Si j'avais été journaliste, je ne serai sûrement jamais venue à Malcesine. Et si tu étais devenu musicien, tu serais sûrement sur la route aujourd'hui. Alors, à la vraie vie et à notre rencontre, Angelo ! » Elle dit en riant, tendant son verre de vin vers lui et avalant une grande gorgée.

« Oh j'ai une idée : joue moi quelque chose à la guitare ! » Elle lance comme une enfant à qui l'on a promis une surprise, en tapant dans les mains d'enthousiasme. « ...per favore ? »